Texte de Françoise Caries et Philippe Brassait, illustrations de Kristel Riethmuller.
Une histoire de train
Ne jamais avoir un train de retard. Née du train, l'expression a été reprise à leur compte, avec
gourmandise, par les Midi-Pyrénéens. À peine le monstre d'acier fut-il inventé qu'ils en équipèrent
leur région et écrivirent dans son sillage, et pour leur confort, quelques belles pages dans l'histoire
de la vapeur.
A peine le train est-il sur les rails en Angleterre et en région parisienne que les Midi-Pyrénéens
souhaitent le voir arriver chez eux. Ils l'attendent même avec impatience et imaginent déjà des
milliers de voyageurs et des tonnes de marchandises transportées avec une « rapidité inouïe ».
Tandis qu'en 1837, le roi Louis-Philippe inaugure en grande pompe la liaison Paris-Saint-Germain-en-
Laye, ce nouveau moyen de locomotion n'en finit pas de faire la "une" dans le Journal de Toulouse et
d'alimenter les conversations dans les salons de la bonne société. En cette première moitié du XIXe
siècle, se déplacer à Paris pour affaires, y effectuer son voyage de noces, y courir les magasins et
les expositions, c'est une mode et notre région demeure très éloignée de la capitale. En 1834, il faut
encore 70 heures, quatre à cinq jours en malle-poste, sur des routes boueuses, pour franchir la
distance qui sépare Paris de Toulouse. La vapeur qui réduit le temps et l'espace par la vitesse met
de l'animation dans tous les esprits. Les Midi-Pyrénéens coulent leur première envie de chemin de
fer dans le vieux rêve de Paul Riquet. Deux siècles plus tôt, cet ingénieur visionnaire leur a fait un
canal qui relie l'Atlantique à la Méditerranée, de Bordeaux à Sète - on écrivait alors Cette - en
passant par Agen, Montauban, Toulouse et Carcassonne. Ce tracé, qui suit au nord la Garonne et ses
affluents, délimite un espace qui descend jusqu'aux Pyrénées. Un espace pour lequel ils sont prêts à
engager la bataille du rail. Dès 1842, les députés de tous les départements concernés multiplient les
démarches auprès du gouvernement qui finit par inscrire les kilomètres souhaités au programme de
l'aménagement du Territoire. Belle avancée mais, huit ans plus tard, les travaux ne sont toujours
pas envisagés. À la voie rapide espérée, il est opposé les bienfaits du Canal, le commerce qui s'y fait
et qu'il ne faut, après tout, qu'un jour et demi pour se rendre de Sète à Bordeaux. Enfin, le 27 juin
1852, l'Assemblée nationale vote la loi qui autorise le ministère des Travaux Publics à concéder la
ligne Bordeaux-Sète avec une subvention de 40 millions de francs de l'époque pour le
concessionnaire. Le 25 août, la concession jumelée du canal et de la ligne est accordée pour 99 ans
à un groupe de banquiers pilotés par les frères Pereire de Bordeaux, créateurs du Crédit immobilier,
les frères Viguerie, banquiers toulousains, et Hippolyte Baduel, administrateur des Messageries du
Midi. Le 5 novembre, la Compagnie des Chemins de fer du Midi et du canal latéral à la Garonne voit
le jour. Il ne reste plus qu'à installer les voies.
Toulouse-Paris, 18 h 30 de voyage
Quatre ans plus tard, le 31 août 1856, le premier tronçon de la ligne Toulouse-Agen est inauguré.
Partie de Toulouse à 7 h 50, la locomotive atteint Montauban à 9 hOO où elle charge le préfet de
Tarn-et-Garonne. Après un nouvel arrêt àMoissac, elle arrive à Agen à 10 h 32. Le retour s'effectue
dans la soirée sans encombre en gare de Toulouse -on disait alors l'embarcadère - qui n'est pas
terminée. Le long du quai sont rangées les quatre locomotrices que possède la compagnie.
L'archevêque les bénit au cours d'une messe solennelle. Dès lors, le progrès est sur les rails et
prend toutes les directions. Toulouse-Tarbes et Toulouse-Albi apparaissent en 1862, Toulouse-Foix
en 1864, Toulouse-Albi est prolongée sur Clermont par Carmaux en 1866. En 1862 est également
inaugurée la ligne Toulouse, Montauban, Brive-Capdenac, Limoges, Chateauroux, Orléans,Paris.
Mais, par cet itinéraire le voyage dure 27 h 40 alors que par Bordeaux il ne faut que 18 h 30. Les
voitures on ne dit pas encore wagon ressemblent à celles des autres compagnies françaises de
l'époque, à ceci près qu'elles ont une caisse en bois de teck, vernie extérieurement, ce qui leur
donne un aspect très flatteur. Le confort des voyageurs varie avec le prix du billet et se répartit en
trois classes. En première, une des cinq voitures-salons de la compagnie, toutes différentes, est mise
à disposition. En troisièm les installations sont nettement plus rudimentaires. Mais, alors que sur les
autres compagnies, qu'il pleuve ou qu'il vente, les troisièmes classes voyagent
à ciel ouvert.dèsl'origine, Rodez, la Compagnie du Midi dote ses voitures d'un toit et de vitres.
Sous le second Empire, les Midi-Pyrénéens, associés aux Audois, aux Héraultais et aux Gardois,
veulent prolonger leur première ligne de Sète à Marseille. Ils envoient à Paris une délégation de
deux cents personnes rencontrer Napoléon III qui leur accorde le Toulouse-Marseille convoité. De là
à envisager des lignes internationales, il n'y a qu'un pas, franchi en 1853 par l'ingénieur Barande.
Son projet, resté à l'état de projet, prévoyait un chemin de fer entre la France et l'Espagne, de
Toulouse à Saragosse par Bagnères-de-Luchon, le souterrain de la Glère, Venasque et Balbastre. Il
emprunterait à la ligne de Foix la section Toulouse-Muret et à la ligne de Bayonne la section de Muret
à Montrejeau. La traversée centrale des Pyrénées est déjà à l'ordre du jour. Manquent les moyens
techniques actuels et des financements appropriés. Si, en Midi-Pyrénées, le train n'est pas édifié
pour répondre aux besoins des mines, il contribue à leur développement. Le « Grand Central », à
capitaux anglais, compagnie rivale du Midi (on n'appelait plus la compagnie du Midi que par cette
abréviation) parie sur l'industrie. En avril 1853, le ministre des Travaux Publics lui concède un vaste
secteur entre Garonne et Massif Central. Ce réseau y met en place cinq lignes destinées à relier
Clermont-Ferrand à Montauban, Rodez, Périgueux, Agen, Limoges, Lyon et Bordeaux. Il veut mettre
en contact les cinq grands bassins houillers du Centre, Loire, Gard, Brassac, Aveyron et Corrèze et
les relier aux grands axes ferroviaires que sont le Paris-Méditerranée, le Paris-Bordeaux et le
Bordeaux-Sète. Insatiable, le Grand Central tente d'obtenir le prolongement de sa ligne Limoges-
Agen jusqu'à Tarbes. Mais les capitaux lui font défaut. Conçues par les entrepreneurs locaux pour
assurer la prospérité de leurs bassins houillers, difficilement construites peu après 1850 et
péniblement exploitées, Graissessac et Carmaux sont les véritables lignes minières de Midi-
Pyrénées. Pour être rentables,elles auraient dû transporter dix fois plus de charbon que les sites
pouvaient leur en fournir. Très vite l'autorisation est donnée d'organiser quelques trains spéciaux
pour voyageurs. Contre toute attente, les résultats du trafic voyageurs dépassent les prévisions les
plus optimistes. Mais c'est une goutte d'eau dans le déficit d'exploitation. Le Midi en prend possession
ce qui parachève son périmètre d'exploitation. Avec les rails il achète le matériel roulant. Le 15
janvier 1866 il prend possession de quatre locomotives de Carmaux. Il les baptise aussitôt, Castor,
Pollux, Ulysse et Hector. Au temps de la vapeur, la locomotive est le troisième personnage de
l'équipe qu'elle forme avec le conducteur et le chauffeur.
Micheline, Pauline et les autres...
Pour absorber le trafic en forte augmentation, la compagnie commence à doubler les lignes et à
poser une seconde voie et s'équipe de trois sortes de locomotives, de vitesse, mixte et spécialisées
dans le transport de marchandises. Dans tous les cas, il s'agit de locomotives-tanders. Pendant
presque un siècle, une poignée de prestigieuses « Pacific » et une armée de petites roues moins
glorieuses mais tout aussi efficaces écrit de belles pages dans l'aventure de la vapeur sur les profils
tourmentés de beaucoup de lignes midi-pyrénéennes. Cela n'empêche pas le Midi d'être un pionnier
incontesté de la traction électrique en France. Grand découvreur, il l'expérimente dès 1911 en
ouvrant un concours. À partir de 1927 et en moins d'une décennie, il électrifie son réseau. Pour ses
lignes secondaires et ses navettes, il met en service des automotrices. Il s'y intéresse alors que la
technique balbutie à peine. Ses ingénieurs optent très vite pour le diesel et Micheline, Pauline et les
autres commencent des 1932 à circuler.
Une aubaine pour les "villes d'eau"
Très tôt et parallèlement à son développement interne, le Midi cherche à ouvrir son réseau sur
l'Espagne. En 1857, il obtient, dans le prolongement du Toulouse-Narbonne, la concession d'un
Narbonne- Perpignan à qui, dès 1861, il fait franchir la frontière pour atteindre Barcelone. À l'autre
extrémité de la chaîne, le Hen-daye-Irun-Madrid lui appartient également. Ce développement
ferroviaire ne se fait pas sans conflits, chacun cherchant à profiter des tractations en cours pour tirer
son épingle du jeu. Il doit compter avec les concurrents redoutables que sont les autres grandes
compagnies ferroviaires assoiffées d'expansions juteuses. Le PLM (Paris-Lyon- Marseille) a des
visées sur l'axe Marseille-Bordeaux qui dessert un port à chaque extrémité. La polémique enfle
jusqu'à se transformer en guerre économique. En 1863, l'État finit par intervenir et par délimiter le
territoire des adversaires. En échange de l'abandon du Sète-Marseille, le Midi reçoit les chemins de
fer de Y Aveyron et la concession des lignes de Saint-Girons à Toulouse et de Port-Vendres à la
frontière ibérique. En 1878, l'ouverture du Cerbère -Gérone se fait avec un matériel nouveau, « apte
aux grandes vitesses ». Un des prototypes est présenté en avant-première à l'exposition universelle
de Paris : les convois comportent des fourgons à bagages spéciaux dont, grande nouveauté, certains
sont munis de W-C. Dans le premier quart du vingtième siècle, le Midi, comme les autres grandes
compagnies ferroviaires françaises, accumule les problèmes de trésorerie et le recours à l'aide de
l'État devient monnaie trop courante. Aussi, malgré la fusion avec la compagnie Paris-Orléans (P.O.)
le 1er janvier 1934, les difficultés financières continuent à s'accumuler et aboutissent à une
nationalisation. Elle intervient au premier jour de l'année 1938. Le Midi entre dans la SNCF qui
couvre la totalité du territoire national.
Le Midi a-t-il transmis à la nouvelle Société ce besoin de performance et d'esthétique soignée qui a
été sa caractéristique ? On peut le penser. Faire circuler deux décennies plus tard le Capi-tole,
fleuron du modernisme et du confort des années 60 entre Paris et Toulouse était en quelque sorte un
hommage. Grâce à ce "cami de fer" on l'appelle ainsi dans nos campagnes la Région s'ouvre. Les
voitures à chevaux ne sont plus, bientôt, qu'un lointain et déplaisant souvenir. Le progrès s'impose,
pas à pas, rail après rail.Le train réveille nos petites cités endormies. Il joue aussi un rôle
incontestable dans l'expansion des "villes d'eau". Les curistes se ruent vers Barèges, les deux
Bagnères, Luz, Cauterets. Et c'est en train que des cohortes de malades et de pèlerins s'en vont vers
Lourdes, la cité mariale, la ville des miracles, dans l'espoir d'y trouver la guérison et le réconfort de
la foi. C'est en train, on s'en doute, que Jean Jaurès, le tribun socialiste, part de Carmaux, son fief
tarnais, pour rejoindre périodiquement Paris, et en revenir. Assassiné, le député pacifiste, qui sentait
proche l'éclatement de la Première guerre mondiale, ne verra pas, surgis de toutes nos campagnes,
ces centaines de milliers de jeunes hommes s'engouffrer dans les trains réquisitionnés, la fleur au
fusil, vers le "front", vers l'enfer, convaincus de ne faire qu'une bouchée de l'ennemi.
Le maire qui ne voulait pas du chemin de fer.
Pour ce train, on construit des voies, des viaducs, des tunnels, autant d' "ouvrages d'art" qui
marquent considérablement le paysage rural et urbain. À l'époque de la vapeur, les réservoirs à
eau - les "beffrois" se multiplient. En 1902, le viaduc de Viaur fait sensation :conçu par l'architecte
Paul Bodin, en acier assemblé par rivets, il est long de 460 m, haut de 116 m, avec un arc central de
20 m d'envergure. Une prouesse technique. Reconnaissable entre tous, l'ouvrage permet à la voie
ferrée Carmaux-Rodez de franchir la rivière et contribue sans nul doute à l'essor agricole du Ségala.
On bâtit des ponts tournants, de vastes dépôts, de grands ateliers. Et des gares. Les architectes
laissent libre cours à leur imagination. Celle de Biarritz mêle style mauresque et néo-basque. Celle
de La Tour-de-Carol, dans les Pyrénées-Orientales, est une véritable "cathédrale du désert". La
plupart sont plus classiques, fonctionnelles avant tout. La gare toulousaine de Matabiau, d'abord
modeste "débarcadère du chemin de fer" desservant la section Agen-Toulouse de la ligne Bordeaux-
Cette, va être agrandie en 1906 pour faire face au trafic, en constante augmentation. Moins de 80
ans plus tard, ce "temple du rail" recevra 20 000 voyageurs par jour en moyenne. En son temps,
rappellent les historiens avec un brin d'ironie, l'un des édiles de la Ville rosé, Joseph Villèle, avait
refusé le chemin de fer...
Nos gares ont une histoire
C'est Louis-Napoléon qui accorda sa gare à Toulouse, sur l'insistance des élus. Le lieu de son
implantation fut longuement discuté: la municipalité d'alors avait une préférence pour le quartier
Saint-Étienne, près du Port-Saint-Sauveur. Il y eut des négociations, des tractations, des discussions.
La solution Bayard l'emporta finalement, mais la Compagnie du Midi dut construire, à ses frais, "un
pont en maçonnerie sur le canal pour relier la gare à la rue ainsi que les remblais nécessaires pour
maintenir les deux voies latérales du canal". Depuis lors, beaucoup d'eau a coulé dans ce canal et le
progrès a fait son œuvre : en 2009, la gare comptera un quai de plus, soit treize voies, dont trois en
terminus. D'ici l'horizon 2017, le nombre de passagers atteindra quatorze millions. Façade en pierre
de Saintonge ravalée en 1980 - de la brique rosé côté quais, on doit cette gare à l'architecte
Toudoire. Depuis 1906, des écussons des villes desservies ornent les ailes des bâtiments. Les
spécialistes y reconnaîtront Tarbes, Bédarieux, Bayonne, Montauban, Béziers, Bordeaux, Lodève,
Cette, Auch, Castres, Agen. Perpignan, cette autre gare dont Salvador Dali soutenait, moustache
vibrante, qu'elle était "le centre du monde"... Une horloge monumentale égrène les heures depuis
cent deux ans. Cette gare, c'est tout un monde. Le groupe Zebda l'a même chantée naguère, à sa
façon : "Des garçons et des filles s'y séparent (Matabiau) Y pleurent même si c'est pour un soir (
Matabiau ) Y pleurent parce que c'est ça un départ ( Matabiau ) On rit, on pleure, c'est tout ça ma
gare..." Matabiau, longée par le canal depuis un siècle et demi, cernée d'hôtels et de bistrots qui
jamais ne ferment. Des dizaines de milliers de partants et d'arrivants, des vacanciers en hordes
bruyantes en été, en hiver, des escouades de supporters en rouge et noir, des amoureux, des
travailleurs, des malchanceux esseulés qui y font escale et s'y réchauffent le cœur et les os. De la
vie, jour et nuit. Des dizaines de TER quotidiens, de trains grandes lignes, des TGV véloces et
élégants qui glissent le long des quais dans un rassurant feulement. Des norias de taxis à la sortie.
Et ce nom, que l'on retrouve dès 1181 et qui désigne aujourd'hui la gare : Matabiau "mata-biau", la
mise à mort du taureau de la légende qui avait traîné le martyr Saint-Sernin tout au long de la rue
du Taur. Partir, c'est Matabiau. Les cheminots aiment leur gare, bichonnant leurs modernes motrices
comme ils le faisaient autrefois avec leurs locomotives à vapeur. Parmi eux, les anciens se
souviennent des années noires, celles de la Seconde Guerre mondiale, quand les Allemands
l'occupaient. Ce sont des cheminots, aussi, des résistants, qui la libérèrent lors d'une bataille qui
coûta la vie à une trentaine d'hommes courageux. Une plaque de marbre rappelle leur mémoire, à
l'entrée du grand hall.
Nos gares ont une histoire. Et nos trains n'en finissent pas de rouler.